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Parfois le dessinateur choisit délibérément de se limiter à la feuille de papier et au crayon. Il va inscrire ainsi des traces grises ou noires avec un simple outil d'écolier sur une page blanche. Si on l'interrogeait, peut-être avouerait-il que le plaisir sensuel de glisser sa mine sur le bristol l'emporte même sur celui de mettre au monde les fils et filles de ses songes. Au lieu d'être un obstacle, la feuille immaculée est une invite, une tentation, la promesse d'une volupté. L'artiste va pénétrer dans cette surface unie comme dans une eau qui recèle sous son étendue un bouillonnement fécond. Il va pouvoir concentrer ses facultés pour mener à bien une gestation, une germination, un enfantement, et révéler ainsi la complexité de sa mythologie intime… Car ces moyens si limités, il sait qu'il les domine complètement. Il est le maître du trait, des surfaces et des ombres. Sur cette étendue en apparence stérile va se produire une génération spontanée.

Elle va se soulever de reliefs, se nuancer d'ombres et de lumières et devenir aussi vivante qu'une peau. Ce support vide de toute présence va être frotté de crayon par une main de thaumaturge et nous révéler l'invisible.


Duc connaît toutes les ressources de cette technique. Il sait faire varier la ligne depuis le trait ferme, incisé avec netteté, jusqu'à la trace légère qui effleure à peine. Il sait cerner de gris les blancs, leur donnant une luminosité différente de celle du fond. Il peut suggérer un volume par un simple cerne en renforçant ou allégeant le trait. Il dessine des ombres dans lesquelles d'autres ombres ouvrent des profondeurs. Il fait naître des épaisseurs qui ont l'air d'être prises dans la matière même du papier. Celle-ci semble taillée, tranchée comme une couenne, nous laissant découvrir les organes qu'elle recouvre. Il annexe peu à peu le pourtour par des hachures qui deviennent herbes, chevelures, pelages... Des formes indistinctes passent dans des zones encore intactes avec une texture si légère que le regard, au-delà, devine d'autres apparences prêtes à soulever cette mince pellicule et à se matérialiser à sa surface. Duc trace ses graphismes avec une extrême délicatesse. Il fait intervenir les différentes intensités de gris : points, rayures, nervures, plissements qui viennent attirer l'attention sur une étendue plate, souligner un volume, animer une surface. Ils proposent à l'esprit une diversion comparable à celle d'une appoggiature ou d'une variation dans un thème musical. Et cela jusqu’à la touche ultime : sa signature en écriture anglaise avec son D enroulé en coquille d'escargot.


Cependant, ce savoir-faire, si séduisant pour le spectateur, si important pour l'artiste, n'est pas l'essentiel. Si le dessin, la peinture, sont des arts et non des artisanats, c'est que, tout en utilisant les mêmes moyens ils ne se situent pas dans le même plan. Si le créateur ne met pas sa virtuosité au service d'une pensée inédite, d'un monde nouveau, s'il ne révèle pas un esprit original, il ne peut prendre place parmi les artistes. L'habileté est indissociable de l'art, mais ne peut le remplacer.

L'imaginaire de Duc est d'une extraordinaire richesse. Il a en lui un inépuisable répertoire d'images. Les formes paraissent naître sans effort de son cerveau. Elles se pressent, prêtes à surgir dès qu'il met la main sur le papier. L'endroit où son crayon se pose est aussitôt fécondé. Les lignes s'arrondissent, s'entrecroisent, les surfaces se déploient, se superposent et des créatures se mettent à vivre. Elles semblent innombrables, protéiformes. Elles sont animées d’une vie dont nous ne pouvons deviner les finalités.

Il est difficile en effet, au premier coup d'œil, de discerner le sujet de ces dessins. Ils foisonnent de toutes les productions de l'homme et de la Nature. Il y a là un rébus d'animaux, de plantes, d'objets et de personnages dont le sens échappe au premier regard. En réalité, l'impératif premier de ces constructions est la viabilité organique de l'ensemble. Il a fallu que toutes ces choses, dont les éléments s'interpénètrent, fassent une masse cohérente pour le regard et que cette sorte de mécano contenant une quantité de pièces disparates paraisse pouvoir fonctionner.


Dans un premier temps, on peut essayer de classer ces dessins par thèmes. Et identifier les personnages, les choses que le dessinateur représente le plus souvent. Ces thèmes sont ceux qui habitent l'esprit de tout artiste, de tout homme, de tout ce qui hante et féconde l'imagination : la femme, les mouvements de l'amour et du désir, les objets, les animaux, les plantes, les paysages... Il faut savoir les suivre de dessin en dessin, se familiariser avec leurs métamorphoses et saisir leurs significations cachées. Il faut surtout considérer chaque œuvre dans sa globalité et tenter de comprendre comment cette foule de représentations s'assemble et se développe dans l'espace et quel souffle les anime.

La femme créée par Duc n'est pas un portrait, mais une femme symbole, le support de ses rêveries tendres ou érotiques : les traits délicats, le nez étroit, l'œil long et oblique, son visage passe de profil, rêveur et impassible au centre de la scène. Sa main aux doigts relevés de danseuse sacrée se transforme en pétales, en rémiges, ou en patte de poule. L'attache du bras a la mollesse des poupées de chiffon. Elle a un cuissot élégant de cavale ou de biche. Sa jambe fine, souvent articulée comme celle d'une marionnette, se termine en serre ou en sabot. Les corps féminins sont pleins, le ventre et les seins ronds. L'aine, le pli du coude, le creux du genou, le nombril, sont représentés avec délicatesse, tout comme le sexe fendu en dessous du pubis enfantin. La femme peut être aussi déesse nourricière. Dans sa chevelure s'élabore tout un monde végétal ou marin : feuillages, branches chargées de fruits, antennes flexibles, tiges ondulantes, amas à demi vivants d'où sortent des tentacules d'anémones de mer et où affleurent, en bulles nacrées des concrétions calcaires.


Les corps miment tous les gestes de l'amour. Ils s'entrelacent pour des étreintes auxquelles se mêlent parfois des membres en surnombre.
Des parties isolées du corps se limitent à un geste, une caresse particulière : bouches ouvertes à la recherche d'une chair à embrasser ou à mordre, fellation, langue dardée, sein happé par une main ou une mâchoire, cuisse pressée contre une autre cuisse, fesses ou ventres serrés contre la croupe d'un cheval ou d'un cerf. Tous ces êtres se mêlent, s'interpénètrent, s'unissent dans une bacchanale silencieuse. C'est une glorification universelle de l'Éros. Non seulement les humains s'accouplent, mais le serpent gobe un phallus, l'arbre arbore une branche en érection, l'oiseau béquète des lèvres offertes... des sexes mâles et femelles sont détaillés avec une minutie complaisante. Ces vibrations voluptueuses se prolongent dans l'épaisseur d'un pétale, l'enroulement d'un tissu, la jointure d'une feuille, représentés avec la même sensualité que les replis d'un corps vivant.

Duc est sensible aussi à la charge d'érotisme mâle de certains animaux : rhinocéros à la corne phallique, chevaux fortement membrés, licornes puissantes, cervidés athlétiques et nus dans leur pelage. Affirmation virile qui se retrouve aussi dans ces guerriers casqués, couverts d'armures, brandissant leurs lances, dans certains gestes de possession brutale et dans ces arbres faunesques aux troncs vigoureux dressés vers le ciel.

Cet érotisme frôle parfois la perversité. La chair est souvent percée, tranchée, serrée par des liens qui la boursouflent. Il y a des becs d'oiseaux acérés, des griffes, des gueules pleines de dents, des cornes qui crèvent des fronts, transpercent des membres, des mécanismes qui évoquent des instruments de torture. Ces corps sensibles, qui recherchent la jouissance, n'échappent pas à la peur de ce qui peut blesser ou mutiler.

Un grand nombre de personnages ne sont que regards captés, gestes surpris, esquisses de mouvements. Ils lorgnent à travers la fente déboutonnée d'un manteau, surgissent dans l'écartement d'une écorce, dans un creux de terrain. Ils tendent une main, un bras, sous un livre, un pan de mur, la valve d’un coquillage. Dissimulés pour voir, ils semblent naître d'un repli du sol, surgir comme des escargots d'un amas végétal ou organique. Ils sont réduits parfois à un seul œil, l'œil du peintre, l'œil du voyeur, saisi par celui-là même qu’il observe.

Duc détaille les animaux en naturaliste. Il a noté attentivement chacune de leurs particularités. Il sait caresser du reflet de la tendresse humaine le chat familier, le chien fidèle, la poule ou le pigeon apprivoisé. Il représente aussi le poisson qui est main glissée, chair écailleuse, ondoiement à peine matérialisé des eaux. La silhouette de l'oiseau qui traverse et allège l'espace. L'œuf clos ou fendu, symbole de toutes les éclosions. Le serpent qui rampe et s'enroule, la chouette qui regarde humainement de face, le mouton, la tendre gorge offerte où entrera le couteau. Ces bêtes peuvent exprimer aussi la peur que l'on a d'elles, de leurs griffes, de leurs dents, du danger de leur animalité profonde. Elles prennent la forme des créatures mythologiques qu'elles ont suscitée : centaures, harpies, hommes-loups, femmes-oiseaux, sirènes, tout un bestiaire fantastique auquel le peintre ajoute ses propres chimères.

Il annexe aussi le monde de l'industrie humaine. Celui des objets que l'on utilise chaque jour, aussi proches et fidèles que des animaux apprivoisés : le livre, la feuille de papier, la fourchette et le couteau, la montre, la pendule. Il y a les outils, ceux de l'artisan, du paysan, du bricoleur : Le marteau, le râteau, l'échelle... leur représentation vient ajouter des droites, des arêtes et des angles au milieu de constructions plus organiques. Ils sont chargés aussi d'un sens caché, la fourche piquante, le couteau agressif, le livre compagnon, la fenêtre qui attend, l'enveloppe messagère... L'esprit qui les a choisis, les a d'abord investis d'un poids de sens. La main qui dessine les a caressés et soupesés pour leur donner sa marque. Chaque élément a reçu l'empreinte génétique de son créateur.


Il y a aussi des représentations qui sont à mi-chemin entre l'organique et le fabriqué : des tuyaux qui ont l'apparence d'intestins, d'œsophages, de sexes, des sacs qui pourraient digérer comme des estomacs. Des objets inertes qui ne demandent qu'à se transformer en organes vivants et qui peuvent remplacer un viscère ou prolonger un membre animal ou humain. Certains êtres sont des cyborgs : construits à la fois de chair et de parties mécaniques. Ils sont étroitement emboîtés dans des ustensiles dont on ne pourrait les séparer sans menacer leur viabilité. Ils sont faits de bois, de fer ou de tissu. Chaque matière semble travaillée avec ses particularités propres. Le bois est creusé, chevillé, le métal est clouté, riveté, tordu. Les étoffes percées d'œillets, de boutonnières, sanglées de cuir, de cordes. Le papier se froisse, se plie ou s'enroule. Il arrive que des personnages intègrent des parties végétales qui elles aussi semblent prêtes à assumer des fonctions organiques. Le dessinateur a le pouvoir de représenter les choses vivantes et non vivantes sans établir entre elles des frontières. Il n'oublie pas d'inclure les boulons, les clous, les vis et tout le système des pièces métalliques... Tout comme les bielles et les roues des engrenages, détenteurs de cette machinerie fascinante qui trouve son accomplissement dans le moteur, organe vivant et battant, aussi évolué qu'un cœur.



Il y a dans les dessins de Duc un tel débordement d'idées, de thèmes, de représentations, les perspectives qu'il dévoile sont si diverses, qu'il est difficile de cerner complètement son paysage mental. Les créatures qui y vivent, les aventures et les métamorphoses qui les affectent semblent à première vue, aussi variées qu'indéchiffrables. Cependant, on peut tenter de remonter au mouvement qui leur a donné vie, à cette sorte d'élan qui partit des entrailles même de l'artiste, a demandé à s'incarner à l'extérieur. Cette pulsion, cette première manifestation de l'envie de créer, se traduit par un souffle qui anime ses compositions et les soulève. Elle se matérialise en spirales, torsions, envolées, conglomérats plus ou moins serrés de matière. Chaque œuvre, comme une plante, a eu sa croissance particulière. Chacune d'elles propose une interprétation de la dynamique du vivant. Les êtres et les choses qui accompagnent ces grands mouvements, sont là comme des condensations de substance et de sens.

Certains dessins se sont constitués à partir d'une masse centrale, un bloc, une météorite aimantée, une gangue dont sont prisonnières des créatures humaines et animales. D'autres s'enroulent en une spirale qui entraîne un tourbillon d'êtres et d'objets. Duc, parfois, amalgame en un groupe compact, des figures qui lévitent au-dessus de l'horizon. D'autres fois le groupe est moins dense, l'air y passe comme à travers un essaim d'insectes ou d'oiseaux. Il flotte tout autour une envolée d'ailes, d'étoffes, de drapeaux. Certaines compositions s'arrachent de terre d'un mouvement puissant, d'autres semblent glisser près du sol, avec des jambes qui courent, des roues qui tournent, soulevant une multitude d'objets. Il peut faire naître une œuvre par agglutination, comme une culture de matière organique ou choisir de couvrir l'ensemble de la page avec des assemblages, des emboîtements successifs où chaque forme engendre la suivante en se moulant étroitement sur elle. C'est parce que Duc possède en lui-même tout ce dont il a besoin pour créer et que tout son vaste vocabulaire plastique est contenu dans sa mémoire qu'il peut lui faire épouser ses mouvements intérieurs. Il n'est jamais arrêté par la nécessité de vérifier autour de lui l'apparence d'un objet, d'un animal ou d'une structure anatomique. Parce qu’il l’utilise avec la connaissance à la fois naturaliste mais aussi intime qu’il en a. Il peut se servir de la réalité sans se soucier de la reproduire dans son exactitude restrictive.

Le dessin est une pensée exprimée par l'image. Mais personne, pas même son créateur, ne pouvait soupçonner quel aspect elle allait prendre avant qu'elle n'accède à l'existence à la faveur de quelques traits. Cette création n'est pas "pensée", imaginée d'avance. Elle vient au jour dans le temps même où elle est tracée. La simplicité du moyen employé permet au dessinateur de se plonger dans l'état "d'éveil" que demande l'enfantement d'une œuvre. Dès la première trace marquée sur le papier, il va se trouver dans la situation d'un individu qui, en état de gestation, aurait le pouvoir d'intervenir sur son embryon. Celui-ci n'étant pas passif. Il y a interaction constante entre la créature et celui qui lui donne vie. À mesure qu'elle apparaît, elle envoie des messages qui orientent sa propre genèse.

Le peintre possède un vocabulaire composé non pas de mots, mais de représentations visuelles. Depuis qu'il a ouvert les yeux, elles se sont imprimées en lui. Elles peuvent refléter tout autant sa culture et son histoire personnelle que ce qui est écrit ou dit peut l’être par l’écrivain ou l’orateur. Pour lui, les formes et les couleurs n'ont pas besoin d'avoir une signification pour avoir un sens. C'est dans le répertoire plastique qu'il puise ses idées et ses sentiments. L'utilité des choses ne réside pas dans l'emploi qu'on peut en faire mais dans la charge émotionnelle qu'elles recèlent. Cependant, si on dit que le dessinateur, le peintre pense avec des images, cela ne signifie pas qu'il renonce à son intelligence. L'art n'est pas seulement une réserve d'émotions, il est aussi le résultat d'une réflexion. Mais celle-ci n'est pas analytique, elle est, en quelque sorte, globale. D'autres créatures sont aptes, elles aussi, à comprendre le monde en fonction de la place qu'elles y occupent. Un insecte pense en insecte, l'oiseau pense en oiseau. Ils savent s'accorder avec leur espace particulier et y discerner tout ce qui sera nécessaire à leur survie. L'artiste, lui, pense en artiste ; il sait extraire de la création tous les éléments qui lui permettront d'accomplir sa tâche. Il a le désir et la possibilité d'en recomposer les données pour créer le seul monde qui soit pour lui un monde habitable. Ce monde a ses règles, ses lois; Il est différent de tous les autres, bien que son auteur ait, pour le construire, utilisé des choses connues de tous. Le spectateur doit entrer sans a priori dans son univers et en capter le message. Il doit accepter que les formes communiquent avec son moi intime et lui insufflent des bouffées d'émotions, une gamme de sentiments et d'idées qu'il peut percevoir directement sans le secours des mots.


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Antoine Duc
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